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« L’art vidéo au Liban : la temporalité de la politique » par Joyce Joumaa

L’article est présenté en partenariat avec MOMENTA | Biennale de l’image

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Carte blanche à Joyce Joumaa au Cinéma Public (Casa d’Italia) le jeudi 3 novembre 

Programme 1 : Are you not coming ? — 1h10min — 18h00
Programme 2 : Warm Regards — 1h10min — 20h00

Une initiative soutenue par le Conseil des arts de Montréal

Joyce Joumaa

Joyce Joumaa est une artiste vidéo basée à Montréal. Après avoir grandi à Tripoli, au Liban, elle obtient un baccalauréat en études cinématographiques de l’Université Concordia. Son prochain travail sera exposé à la galerie FOFA en janvier et ses projets récents incluent un programme public qui a été conçu pour la Galerie UQO. Elle est récipiendaire du programme de résidence pour commissaires émergents 2021 – 2022 au CCA Centre d’Architecture Canadien.

Pour procéder à cet examen de certaines des œuvres vidéographiques les plus marquantes dans l’histoire de l’art contemporain au Liban, j’ai décidé de ne pas me servir d’un point de départ chronologique, mais plutôt de choisir des œuvres en suggérant que ces artistes ont utilisé la vidéo comme mode d’expression afin de mesurer le temps écoulé entre des événements politiques. Je commencerai en me situant moi-même pour quiconque est en train de me lire : vidéaste, je suis née au Liban et j’y ai grandi. Je travaille en vidéo principalement pour poser un regard critique sur le paysage politique libanais et sur les scènes qui en émergent. Une chose dont je suis consciente, c’est que j’ai été nettement influencée par les artistes, et leurs œuvres, dont je vais maintenant discuter.

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Letter to a refusing pilot [Lettre à un pilote qui a refusé] est une vidéo de 45 minutes réalisée par Akram Zaatari en 2013 pour le pavillon du Liban à la Biennale de Venise. J’étais encore étudiante quand je l’ai vue, après avoir assisté à une présentation de l’œuvre par Zaatari. Oscillant entre fiction et documentaire, le film raconte l’histoire d’un pilote de chasse ayant reçu l’ordre de bombarder une école dans le sud du Liban, région où Zaatari a vécu lorsqu’il était enfant. Bien que cet ordre s’inscrivait dans la guerre lancée contre le Liban via Israël en 1982, le pilote a décidé de ne pas bombarder l’école parce qu’il y serait allé alors qu’il grandissait dans la communauté juive de Saida. Il a plutôt bombardé la mer.

Akram Zaatari a usé de subtilité pour raconter cette histoire en faisant appel à de nouveaux modes d’exploration esthétique. Ce nouveau langage esthétique s’est traduit en des mouvements de caméra lents mais aussi très cinématographiques, ce qui a été considéré à l’époque comme un important tournant dans l’art vidéo libanais, puisque l’esthétique de la plupart des œuvres vidéo réalisées auparavant découlait de l’utilisation de mini-caméras DVD et/​ou de vieilles caméras VHS. Quant à la subtilité de l’approche choisie, c’est l’absence de dialogue qui caractérise le film, puisque le récit en entier est raconté à travers une narration visuelle qui ne s’offre pas telle une représentation directe de l’histoire. Un drone survole Beyrouth pour en donner une vue à vol d’oiseau, ou celle du pilote, puis l’on passe à des photographies d’archives familiales et à un exemplaire du Petit Prince, manière pour Zaatari de représenter son enfance dans l’école ciblée. On voit un jeune garçon, qui va et vient, en train de capter des sons en utilisant un ancien dispositif enregistreur. Le garçon ne parle pas, mais l’on peut entendre les sons d’un bombardement en arrière-plan, tout comme on entend la diffusion d’une nouvelle à propos d’une tentative de bombardement d’un camp palestinien situé tout près de l’école. Zaatari utilise ces dispositifs médiatiques et crée un compte rendu visuel d’événements historiques et politiques sans se servir de références visuelles directes pour les représenter.

Dans le même esprit, mais beaucoup plus tôt, Jayce Salloum explore l’histoire de Souha Bechara dans Untitled part I : Everything and Nothing [Sans titre partie 1 : tout et rien].

Pour réaliser cette vidéo, Jayce Salloum a installé une caméra DVD dans la chambre de Souha Bechara, ex-combattante de la Résistance qui a tenté d’assassiner un lieutenant israélien quand le Liban était sous occupation israélienne. L’opération a échoué, mais Bechara a été détenue en prison pendant dix ans, dont six en isolement. La vidéo est une conversation de 40 minutes entre Jayce Salloum et Souha Bechara, où l’on voit le réalisateur interviewer cette dernière assise sur son lit. Ce qui est fascinant dans cette œuvre, c’est la simplicité du cadre ainsi que l’aura de tranquillité que dégage Bechara. C’est la première fois qu’une icône de la résistance militaire est vue dans un contexte où est absente l’image collective que nous nous faisons d’elle. Tout au long de l’interview, Salloum ne fait même pas directement allusion à son passé politique. Il l’interroge sur des notions philosophiques comme le passage du temps, la mesure de la distance et ce que cela signifie d’être considérée comme une héroïne nationale. Dans ce cas, nous devons réfléchir par nous-mêmes pour avoir une image visuelle des événements qui se sont déroulés. Jayce Salloum laisse l’image libre d’être construite à partir de la compréhension que nous avons de la conversation entre ces deux personnes : une forme subtile de narration se fraie ainsi un chemin par le dialogue. 

Dans Nothing Matters [Rien n’est important] (Ali Kays), le récit d’un combattant politique est revu à travers la narration d’événements personnels. Se superposant à l’image d’un paysage statique et abstrait, le narrateur raconte l’histoire de Mohammad au moment où il découvre sa passion pour la musique et renonce à son éducation. L’histoire se déploie pendant qu’il nous apprend son amour pour Marie en même temps que son intérêt à joindre l’armée. Ali Kays trace un parallèle entre sa passion pour une femme et celle de se battre pour la justice par amour pour son pays. Rien de ce qu’on voit n’est relié au récit du narrateur : l’idéologie du parti communiste de même que le conflit idéologique entre Marie et Mohammad sont juxtaposés à des images de fleurs. La caméra passe ensuite à un défilé militaire et nous comprenons que Mohammad a rejoint un combat élargi, celui du Vietnam. Le politique et le personnel s’entrelacent et illustrent l’idée que, dans un pays comme le Liban, le personnel ne peut se séparer du politique parce que ce sont les affiliations politiques d’une personne qui la définissent. 

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Bassem Saad est un autre vidéaste contemporain dont l’œuvre mérite une mention. Dans Saint Rise [Élévation de saint], Bassem Saad documente l’installation d’un grand monument à un saint au somment d’une montagne au Liban. L’entreprise qui a réalisé la statue est également responsable de la commande d’une île flottante qui n’a jamais été remplie.

Dans cette œuvre d’une durée de 14 minutes, Bassem Saad a également recours à la satire pour examiner comment la société libanaise contemporaine se présente. Ce processus de présentation renferme une politique liée à ce que nous voulons présenter, à la manière dont nous le faisons et à ce qui est dit au monde. Comme le Liban est toujours un pays sectaire, cet événement d’inauguration est une façon pour la population chrétienne d’affirmer son appartenance à ce pays puisqu’elle est fière d’exister au sein d’une telle majorité, comparativement à d’autres pays du Moyen-Orient. Bassem Saad utilise l’approche du documentaire d’observation pour suivre ce processus. Il passe ensuite à la juxtaposition de séquences d’anciennes entrevues avec l’entreprise de construction à propos du projet de l’île flottante. 

Cette œuvre s’intéresse ensuite à des questions non seulement de territoire, mais aussi de territorialité quant aux personnes qui l’habitent, et ce à partir de l’intérêt national. Elle se penche également sur l’architecture comme instrument utilisé par les nations et les groupes pour diffuser leur idéologie personnelle et nationale en lien avec des « manières de présenter ».

Tout comme d’autres œuvres qu’on peut visionner et qui se « déploient dans le temps », ces vidéos suggèrent une lecture de la politique, et plus précisément de celle au Liban, en lien avec le passage du temps. Plus le temps avance et plus ces artistes sont en mesure de poser un regard sur les événements politiques qui les ont façonnés, le temps créant une distance, et c’est grâce à cette distance que l’on peut voir plus clairement.